« On a besoin de chaque maillon, qu’importent l’âge, la couleur de peau, la religion »
Longtemps considérée comme le comble du mauvais goût, cette choré populaire ondule de nouveau dans les bars, les fêtes, et même les entreprises.
Dimanche 7 juillet, vers midi, dans un wagon du métro parisien, de fringants usagers improvisent une queue leu leu dans la travée, slalomant entre leurs voisins de rame quelque peu circonspects.
« La chenille emmerde le Front national ! », scandent-ils, hilares et pas gênés. Alors que, même dans le programme de télé-réalité « Quatre mariages pour une lune de miel », sur TFX, où l’on ose tout (banane dans la bouteille, jarretière revisitée et choré sur La Reine des neiges), il n’est plus de coutume d’entonner le célèbre refrain « Accroche tes mains à ma taille », il semblerait que la chenille vive, dans d’autres sphères, un retour de hype inattendu et touche un nouveau public.
Pour fêter ses 25 ans, en mai 2022, Léo (les personnes désignées par leur prénom ont requis l’anonymat) n’avait pas lésiné sur l’animation. Analyste en conformité bancaire, ce Parisien avait réuni ses proches dans la maison de famille de ses parents, située dans la forêt domaniale du Perche et de la Trappe, dans l’Orne.
Au moment de souffler les bougies éparpillées sur son paris-brest XXL, quand les premières notes du Joyeux anniversaire de Patrick Sébastien ont retenti, une chenille d’une quinzaine de personnes s’est lancée spontanément autour de la longue table, les verres de pastis engloutis aidant probablement au démarrage de cette déambulation.
« Je ne m’y attendais pas. J’ai beaucoup ri parce que ma mère, plutôt introvertie, s’est mise en tête de chenille ! Tout le monde l’a suivie. C’était génial », raconte ce jeune fiancé, encore ému par cet épisode dont il a posté une série « mémorable » de photos sur Instagram
A propos de cette chorégraphie populaire ultra-entraînante (il n’y a guère que La Danse des canards qui puisse rivaliser), le jeune homme se demande même : « A mon mariage, en octobre, pourquoi ne pas en faire une ? »
Aujourd’hui, on ne compte plus les événements – plus ou moins sérieux – lors desquels cette tradition populaire, longtemps tombée en disgrâce, car jugée de mauvais goût, se voit revivifiée. Ainsi, le collectif La Cabale, remarqué en 2023 au Festival d’Avignon, propose, du 4 au 21 juillet, dans son spectacle Kermesse, à La Manufacture, de « faire la chenille tous ensemble un soir de représentation ». Sur son site, le collectif précise que « ce rituel festif, en apparence anodin », en questionnant notre rapport au ridicule et à la honte, « fait de cette danse un sujet politique, sociologique et écologique ». En invitant à s’arrimer simplement avec les mains aux 1hanches de la personne devant soi avant de se mettre en mouvement, la chenille est peut-être le moyen le plus immédiat pour refaire de l’en-commun.
Un moment de communion
Le 18 novembre 2022, au Bataclan, une chenille se forme en plein concert dans la fosse tragiquement célèbre de la salle de spectacle parisienne. Alors qu’un problème technique l’empêchait de poursuivre, la chanteuse colombienne Li Saumet, du groupe d’indie pop Bomba Estereo, est descendue de la scène pour chanter auprès du public, qui a formé peu à peu une immense file indienne derrière l’artiste, offrant un moment de communion d’une rare intensité. En juin 2024, ce sont les joueurs du Real Madrid qui ont déambulé dans une choré larvaire pour fêter leur victoire en Ligue des champions, inspirant les Madrilènes, qui, à leur tour, ont formé une chenille géante à travers la capitale espagnole. Bref, ici ou ailleurs, on n’arrête plus la chenille.
« Depuis le Covid, nous vivons un moment dionysiaque où l’on veut tout célébrer, de la baby shower [pour la future naissance d’un bébé] à la fête de divorce. La société est fracturée, il y a des communautés partout. On a besoin de cohésion, de recréer du lien social, culturel, générationnel, de retrouver des moments de partage, de communier ensemble dans une ferveur populaire pour conjurer le sort », constate Vincent Grégoire, directeur du cabinet de tendances NellyRodi. Ciment de ce désir agrégatif, le « ringard » devient de plus en plus branché. « Il s’agit d’une revanche du populaire sur les élites, des régions sur la capitale, du kitsch sur le bon goût. On se déguise, on fait valdinguer les conventions », estime-til. Et d’ajouter : « Il ne faut pas un bac + 12 pour savoir comment danser la chenille ! »
Danser la chenille, c’est aussi réactiver une ancienne mémoire. Cette tradition française remonterait au XIe siècle au moins. L’expression « à la queue leu leu » désigne alors les villageois qui se déplacent les uns derrière les autres, tels des loups en meute, en se tenant par les épaules. Mais il faudra attendre 1977 pour que Gérard Layani – à qui l’on doit également la musique de Requiem pour un fou, interprétée par Johnny Hallyday – et Alain Boublil offrent ces mots bientôt cultes à La Bande à Basile (sur une composition de Raymond Jeannot) : « Pose tes deux pieds en canard, c’est la chenille qui redémarre. » Le single est un véritable succès, comme le rituel ondulant qui l’accompagne, devenant une chorégraphie capable de rassembler les invités dans les mariages, les baptêmes, les fêtes de village… Depuis, nombre de communes tentent régulièrement de réaliser la plus grande chenille, comme ce fut le cas lors de la braderie de Lille, en septembre 2023. Forte d’une grappe humaine composée de 4 623 chenillistes, la métropole du Nord a réussi à battre la tenante du titre, Rouen, qui s’enorgueillissait d’avoir fait danser ensemble 3 940 personnes.
Cette danse assez grégaire peut toutefois s’avérer dangereuse. C’est ce qu’a constaté le comédien originaire de Valence, dans la Drôme, Vincent Piguet, 51 ans, lors d’une fête de famille. « Pour les 70 ans d’une cousine de ma mère, on a lancé une chenille. La cousine a chuté et s’est cassé le poignet. De là, j’ai pensé faire un cours à travers mon sketch “Le chenilliste”, pour prévenir les risques. » Vincent y joue un drolatique « capitaine » de chenille à l’esprit ultracompétitif : « Maintenant, je fais de la chenille… Euh, enfin, de la farandole synchronisée. Ce n’est pas comme dans les mariages, rien à voir. Non, c’est en club, c’est par équipes, et puis c’est chorégraphié. »
Chenille School Academy
Se sentant enfin aligné avec sa nature profonde d’ambianceur, Vincent lance finalement la Chenille School Academy en 2022, une école décalée où, en tenue d’aérobic, il enseigne l’ubuesque « cheucheu ». Elle mélange plusieurs disciplines, comme la queue leu leu, où l’on se tient par les épaules (popularisée par le chanteur à béret Bézu), et la chenille, où l’on se lie par les hanches, bases posturales auxquelles viennent s’adjoindre des mouvements de natation.
« Tout le monde comprend le second degré de la chose et se prend au jeu. C’est une grosse farce, que les gens s’approprient. Il n’y a pas besoin de savoir danser. On est ensemble, on marche dans la même direction, on fait partie d’un tout. Si la chaîne est brisée, on n’a plus de chenille. On a besoin de chaque maillon, qu’importent l’âge, la couleur de peau, la religion », commente l’intéressé, qui devrait bientôt tenter une chenille dans les airs avec l’équipe de France de parachutisme. Mais les choses n’ont pas toujours été si rose fluo…
La première année, celui qui est plus connu sous le pseudonyme « La Pig » propose un cours hebdomadaire de cheucheu à Paris, qu’il se voit obligé d’annuler, faute de participants, malgré les f lyers qu’il distribue à tout-va. Après qu’il a été contacté par France Bleu Normandie pour lancer la plus grande chenille de France, les choses se débloquent et les médias se bousculent au portillon. En 2023, BFM-TV vient filmer un de ses cours (10 euros la séance, 5 euros pour ceux qui ont la licence) ; la vidéo devient virale, et M6 l’invite à participer à « La France a un incroyable talent ». Accompagné de quatre copines « chenillettes », « le pompier de service de la bonne humeur » lance alors une chenille géante avec le jury et le public, devenant illico la mascotte de l’émission.
Aujourd’hui, l’ambianceur coanime « Le Juste Prix » sur M6, et la Chenille School Academy compte plus de 420 licenciés. Ehpad et entreprises font appel à ses services pour recréer du lien. « Lors d’un team building organisé dans un château, les salariés n’étaient pas partants, relate l’humoriste. Mais, en sortant, ils n’étaient plus les mêmes. La RH m’a appelé pour me dire que tout le monde ne parlait plus que de ça. » Le mantra du chenilliste est sans équivoque : « Les réfractaires, ils y viendront, mais ils ne le savent pas encore. »
Après s’être bouché le nez, Clarisse, 26 ans, s’est adonnée elle aussi à ce « rite de passage » dans l’institut d’études de marché où elle officie en tant que chargée d’études marketing. « Quand je suis arrivée, comme beaucoup, je trouvais ça beauf. La première fois, on était en séminaire d’entreprise de trois jours, se remémore-t-elle. Mais c’est un moment de partage que j’ai finalement apprécié, car, du patron à la stagiaire, on est tous logés à la même enseigne. » Depuis, elle n’hésite plus à lancer une chenille, à l’occasion, avec ses collègues en afterwork. « Une fois, au Bar à bulles, à Paris, on n’osait pas trop, car l’ambiance était assez guindée. Et puis on s’est challengés, et le truc a pris. Tout le monde s’y est mis et s’est mélangé, y compris les gens extérieurs à l’entreprise. L’ambiance de la terrasse a complètement changé. »
S’oublier dans le mouvement collectif
Faire corps, s’oublier dans le mouvement collectif. « L’autre n’est alors plus source de crainte. Après le Covid, on ne frôlait même plus une barre de métro. Aujourd’hui, se toucher fait du bien », explique le sociologue Philippe Steiner, auteur de Faire la fête. Sociologie de la joie (PUF, 2023), qui voit dans cet engouement un plaisir de rompre les barrières dans une société qui promeut le sans contact. C’est dans cet état d’esprit que le premier Social Bar s’est installé dans le 12e arrondissement de Paris, en 2016, avec une idée fixe : créer du lien pour les personnes seules, à travers des animations populaires, du karaoké au chifoumi.
Juliette Didier Champagne, 35 ans, y a travaillé quelque temps. Ici, les chenilles sont légion. « C’est intéressant de voir comment tu passes d’un moment où chacun est dans son coin à une chaîne où tout le monde se touche. Partout où elle passe, la chenille absorbe les gens », témoigne cette formatrice à la prise de parole en public. Le nouvel animal totem de l’époque est d’un œcuménisme qui semble ne connaître aucune frontière. « Moi, j’essaie de rassembler les gens avec un truc qui paraît débile. Cette danse parle aussi bien au bourgeois de La Baule qu’au bobo parisien. On a besoin de ces moments, puisque tout est fait pour nous diviser. Un musulman n’aura pas de problème à mettre ses mains sur les épaules d’un juif pendant une chenille », assène le chenilliste Vincent Piguet.
La chenille, quand elle ne déraille pas, possède une sorte de dimension infrapolitique qui semble susciter chez certains des craintes, voire des erreurs d’appréciation. « Ça fait deux fois que je rate de belles interventions à cause des préfets, parce qu’ils craignent les mouvements de foule », confie Vincent Piguet, qui passerait presque pour le sous-commandant Marcos de la choré populaire. Le 8 juillet au soir, après les résultats des élections législatives, sur BFM-TV, le journaliste Benjamin Duhamel commentait le rassemblement sur la place de la République, à Paris : « En direct… La gauche se rassemble et il y a des échauffourées… » Ce à quoi 4l’envoyé spécial de la chaîne info a répondu : « Euh, non. Là, ils font la chenille pour fêter la victoire du Nouveau Front populaire ! »
par Anne Chirol
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